Besame mucho – Consuelo Velasquez

Observons la progression harmonique de ce thème (dans la forme, il existe d’autres versions que celle présentée ici) :
Cette progression harmonique présente 2 modalités mineures différentes.
1) Ami75b / D7 – Gmi – est entendu comme un 1er degré mineur (base Bb:) et
2) Emi75b/ A7 – Dmi – idem pour Dmi entendu comme un 1er degré mineur (base F:) Pourtant la modalité principale est bien RÉ mineur.
Pour l’analyse il convient pour Gmi de l’analyser momentanément comme un 1er degré car le mode utilisé est bien le mode Aéolien en Bb :
Gmi inclu les notes Sib et Eb alors que Dmi inclu uniquement Bb

Remarquons que l’accord Gmi6 est un renversement de Emi75b, il joue alors le rôle d’accord pivot.
Il y a donc opportunité de naviguer entre ces 2 modalités mineures. (échange inter-modal)
D’ailleurs la mélodie en mesure 1 et 7 est harmonisée par le cliché d’une cadence mineure soit :
RÉ mineur – RÉ mineur 7ème majeur (DO#) RÉ mineur 7 (DO) et RÉ mineur 6 (SI) soit le déploiement des caractéristiques des 3 modes mineurs.

Dans la mesure 12 apparaît la formule Relatif Min. / subV7/V7 pour Fmi7 – Bb7
L’accord Bb7 remplace E7 qui logiquement devrait résoudre vers A7 puis vers Dmi. Il est précédé de son relatif mineur Fmi7, on retrouve ce procédé dans le thème Stella by starlight. Bb7 est analysé Sub V7/V7
Mesure 5 l’accord D79b ne résous pas, il est analysé comme V7/IV, en RÉ mineur qui suit.
Mesure 8 l’accord D79b résous vers Gmi mais la résolution est retardée en mesure 11
Mesure 16 l’accord D79b appartient maintenant à la tonalité de Fa majeur, donc analysé V7/II

Le basculement modal / tonal se fait avant le B ou l’on a le sentiment de passer dans la tonalité de F majeur, ce qui est le cas car le rythme harmonique, le temps et la place donné aux accords successifs suggère alors très nettement qu’on est en FA majeur plutôt qu’en RÉ mineur. Aussi l’analyse se fait dans ce sens dès la mesure 16, l’accord D79b est alors analysé V7/IImin. A la fin du B mesure 23 on rebascule vers RÉ mineur.

À propos de l’harmonisation de la mélodie
Dans la mesure 18 on remarque l’utilisation de 2 triades en mode drop 2 pour les accords Fa en 2ème inversion et Sib en 1ère inversion. L’emploi de ce type d’accord sans 7ème permet d’aérer la densité sonore de ce passage. Dans l’accord de Fa on trouve un premier intervalle de sixte majeure suivi d’un intervalle de sixte mineure. Dans l’accord de Sib on trouve un premier intervalle de sixte mineure suivi d’un intervalle de quinte juste. Pour un musicien, il est important d’entendre et d’analyser la structure des intervalles empilés pour pouvoir le cas échéant la modifier selon le contexte.

Parti pris pour la composition du solo
Mise en évidence des 3 modes des cadences mineures, des motifs rythmiques variés, un emprunt à la composition classique.

Notes sur l’harmonie du thème
Comme le thème Manha de Carnaval, Besame mucho expose en A une progression harmonique basée sur une cadence en Ré mineur ( Emi75b / A79b – Dmi ) ainsi qu’une autre cadence en G mineur ( Ami75b / D79b – Gmi) voir l’analyse dans analyse et commentaire de l’arrangement. Cette fantaisie provient de la juxtaposition des 2 tonalités voisines Fa et Bb (en mode majeur) et qui n’ont qu’un bémol de différence, donc très proches. (modal interchange)

Le compositeur, en s’appuyant sur ces 2 tonalités mineures, crée ainsi une dynamique visant à contourner la monotonie, voire l’ennui.
Pour l’improvisation, c’est le mode mineur harmonique qui est privilégié pour jouer ces deux cadences. En affinant, on entend en mode Ré min.harm. la note Do#, qui est la 3ce du 5ème degré A7, par contre en mode G min.harm. on entend la note Fa#, qui est la 3ce de D7. (C# et F# sont les sensibles du mode)
Il y a donc au final 3 notes de « conflit et frottement » entre Fa et Fa#, entre Do et Do# et entre E bécare et E bémol, le Si bémol de la clé étant valable pour les 2 modes.

Mais le compositeur ne s’arrête pas là. Pour « sortir » de ces 2 modes mineur il passe momentanément dans la partie B en mode majeur, avec à la mesure 23 l’accord Emi75b majoré en secondaire dominant V7/V7, et à suivre l’accord A7 qui permet de revenir en Ré mineur par le cycle des 5te.

Autre curiosité judicieuse et savoureuse, c’est en mesure 12 le Fmi7 et Bb7. A lui seul l’accord Fmi7 et sa tierce mineure Ab donne furtivement le sentiment de moduler vers Eb majeur, mais l’effet est trop court pour être perçu de cette façon. Rappelons que Fmi6 est aussi Dmi75b (renversé) lui même étant presque égal à Bb79 sans fondamentale (S.F.)
De plus l’accord Bb7 est en fait le substitut dominant de Emi75b qui précède A79b (résolution évitée dans certain passage sauf en mesure 38 et 39).

Observons aussi que dès la 2ème mesure l’accord Dmi se transforme en secondaire dominant D7, ce qui favorise et anticipe le passage vers la cadence en mode G mineur.

Rythmiquement parlant la mélodie et l’harmonie empruntent beaucoup à une forme de Rumba/boléro notamment avec la présence de triolets de noires qui insuffle un sentiment de « ralentissement » propre à ce genre de musique.

Concernant les modes pour l’improvisation : (voir dans « Clés pour l’harmonie » de Jo Anger -Weller page 90, les principes généraux de l’harmonie mineure)
Les cadences mineures ont cette particularité d’accepter pour l’improvisation les 3 modes mineurs, interchangeables, en l’occurrence :
1 – RÉ mineur naturel (note caractéristique la 7ème mineure)
2 – RÉ mineur harmonique (note caractéristique la 7ème majeure )
3 – RÉ mineur mélodique (note caractéristique la 6te majeure)
Dans les 2 premiers cas la 6te est mineure. Cette acceptation de 3 modes mineurs différents offre pour l’improvisation une palette sonore riche et variée. La synthèse se fait avec le mode RÉ mineur mélodique.

Dans le solo étude on peut observer (mesure 23) que l’accord Emi75b est modifié en substitut dominant, du coup la note Sib devient SI bécarre, soit la 6te juste du mode Ré mineur mélodique.
Concernant le jeux dans la vidéo, le tempo étant relativement andante, c’était l’occasion de donner du « son et du corps» à l’exécution pour illustrer qu’il n’y a pas que les notes qui font une impro mais aussi et peut-être avant tout le toucher et le son du musicien.